Difficilement.
Je lisais dernièrement un article sur Vodkaster à propos du crowdfunding et sur l’éthique derrière le fait que des stars riches à millions puissent aller quémander de l’argent pour réaliser des films. Si je n’ai rien contre ça du moment que les backers reçoivent ce qu’on leur a promis en échange, l’article m’a permis d’aborder dans un commentaire ce que je considère être l’un des plus gros soucis du crowdfunding de films, surtout dans un pays comme la France, à savoir sa solubilité dans la chronologie des médias, la fracture cinématographique etc.
“Veronica Mars” et Zach Braff, précurseurs mais pas trop.
Quand les créateurs de Veronica Mars et Zach Braff se sont lancés sur Kickstarter pour faire financer leur nouveau film par leurs fans, certains y ont vu un changement dans la façon de produire des films. Depuis (et même avant eux), ce sont des centaines de films qui ont ainsi été rendus possible par des millions de gens pour des millions d’euros au total.
Si la méthode de financement est originale, la méthode de distribution reste désespérément soumise aux schémas traditionnels des sorties cinéma. “Wish I was here” de Zach Braff a été acheté par des distributeurs dans le monde entier (Wild Bunch pour la France) tandis que “Veronica Mars” est sorti dans quelques cinés aux Etats-Unis et dans certains pays (pas la France qui est passé directement par la case VOD).
Déjà, la distribution de “Veronica Mars” avait posé quelques problèmes (voir mon article sur le sujet) quand Warner Bros avait insisté pour que les backers reçoivent la VOD promise en échange de leur contrepartie financière uniquement sur la plate-forme VOD maison (et passablement médiocre) Flixster. Joli coup pour attirer de nouveaux consommateurs vers celle-ci mais très mauvais coup vis-à-vis des backers qui n’ont pas trop aimé la gentille (mais ferme) main de Warner dans leur dos les incitant à utiliser Flixster. Surtout quand Rob Thomas expliquait en préambule de son projet Kickstarter que c’était précisément parce que Warner Bros ne croyait pas en un film “Veronica Mars” qu’il était bien obligé de jauger l’intérêt via Kickstarter. Au final, l’outil étant mauvais, de nombreuses personnes n’ont pas réussi à voir le film, ce qui a obligé Rob Thomas à s’excuser platement et à offrir des codes iTunes à celles et ceux qui s’étaient sentis lésés.
Pour Zach Braff, le problème est un peu similaire avec trois séances VOD live par Internet offertes pour pas moins de 30 000 backers ayant déboursé 30$ ou plus. Mise en place grâce à VHX, la séance a eu quelques soucis pour de nombreuses personnes (le film se coupait avant la fin etc.), preuve que le système n’est pas encore au point, notamment à cause des connexions Internet déficientes etc. Pire, certains n’ont même pas pu en profiter à cause de geoblocking.
Le backer importe donc moins que les autres si un distributeur avait une idée différente en tête pour la sortie du film sur son territoire. Un vrai casse-tête à l’heure où Kickstarter n’est plus seulement une plate-forme américaine mais aussi et surtout mondiale. Le mot d’excuse ci-dessus ne nomme d’ailleurs pas expressément les différents distributeurs nationaux comme “coupables” mais parlent de “pays”, comme si c’étaient les pays qui avaient décidé de cela. Non, il s’agit bien de corporations qui n’ont pas pris part au financement du film et qui imposent malgré tout leur idée de la distribution ciné (une idée vieillotte, cela va sans dire) à un film indépendant financièrement. Le backer peut donc s’estimer trahi par l’initiateur du projet, comme le montre d’ailleurs le tweet ci-dessus.
Des problèmes différents pour la France.
Dernièrement, deux projets de films français en crowdfunding ont attiré mon attention. D’un côté, il y a le documentaire “Demain” réalisé par Mélanie Laurent et Cyril Dion. L’enjeu : raconter et montrer en images les solutions aux problèmes écologiques de notre monde en allant aux quatre coins du monde à la recherche de solutions qui marchent. En deux mois, ce sont 440 000€ qui ont été récoltés, soit deux fois plus que les 200 000€ demandés. De l’autre, il y a le nouveau film de Julien Seri “Night fare” en financement actuellement sur Ulule.
Pour les deux films, la même récompense pour tout don supérieur à 10€ : une place de ciné pour voir le film près de chez vous. Si vous habitez en province à l’année, vous savez que ce “ciné près de chez vous” qui pourrait passer le film peut se trouver à des dizaines de kilomètres de votre domicile. Dans le cas de “Demain”, le film sera distribué par Mars Films, mais aucune estimation du nombre de salles au final. 10, 200, 600 ? Cela fait une petite différence et si le film devait sortir dans dix salles en France au final, les backers obligés de faire 300 bornes pour le voir ne se sentiraient-ils pas lésés ? Le problème est encore davantage marqué pour “Night fare” qui n’a pas de distributeur et pourrait donc bien ne pas sortir du tout au ciné.
Cette question, pourtant un problème majeure, relève à mon avis d’un manque de connaissance des problématiques de la distribution ciné en dehors de Paris de la part des cinéastes desdits films. Ont-ils encore une vision romantique de la distribution, avec chaque cinéma de France diffusant tous les films qui sortent chaque mercredi ? Espérons que non parce que le réveil pourrait être brutal quand il faudra calmer des backers mécontents (backers qui possèdent aussi probablement encore à l’heure actuelle cette même vision romantique de la distribution ciné). Difficile, voire impossible, de coller l’accessibilité “tout le monde partout” du crowdfunding à la répartition des salles ciné et la distribution des films en France.
Autre petite interrogation sur cette récompense-ci de “Demain” qui promet le DVD avant tout le monde ? Est-ce que cela tombe sous le coup de la chronologie des médias ? Y-a-t-il quelque chose de prévue à ce propos dans la loi ? Aucune idée, mais probablement pas.
L’une des solutions que les cinéastes restent assez frileux à utiliser pour les gros projets en crowdfunding est la séance VOD ou la mise à disponibilité du film via Internet aux backers. “Demain” s’en explique très bien en mettant en avant le fait de faire vivre les salles de ciné au profit des solutions dématérialisées.
On peut se dire qu’il y a deux façons pour que le film soit vu par le plus grand nombre : utiliser tous les canaux que le cinéma peut offrir (puis le DVD, la télévision, le web) ou mettre gratuitement en ligne le film sur le web. Nous avons choisi la première solution pour deux raisons : ce n’est pas parce qu’un film est gratuitement en ligne qu’il est plus vu. Choisir le cinéma fait vivre toute une chaine de petits exploitants, de professionnels, qui gagnent leur vie avec ce métier que nous aimons. Le cinéma est un art, c’est ce que nous croyons. Et il mérite d’exister en tant que tel. Voir un film dans une salle obscure avec plusieurs centaines de personnes est une expérience très différente de regarder un film sur un écran d’ordinateur. Les cinémas sont des lieux où il est possible de se rassembler, de débattre, d’échanger. Chaque projection est une expérience, une occasion de former des petits groupes qui réfléchissent et agissent. Il sera ensuite temps que le film circule sous d’autres formes. — Cyril Dion et Mélanie Laurent.
La vision romantique de la distribution ciné est palpable dans cette explication, d’autant plus que la diffusion du film par le web semble n’être concevable pour eux que dans l’optique d’une diffusion gratuite. Or, “Veronica Mars” ou le film de Zach Braff ont démontré qu’il y avait une autre voie au milieu qui permet de toucher plus de gens. “Night fare” lui ne parle pas du tout de distribution si ce n’est pour promettre des places de ciné.
La séance VOD ou mise à disposition du film par une plate-forme virtuelle est mal vue pour plein de raisons. Peur de voir son film piraté avant sa “vraie” sortie ciné, a priori négatif sur le fait de regarder un film sur un petit écran d’ordinateur ou une télé, autant de raisons qui peuvent s’entendre. Pourtant, une vision VOD privée n’est pas contraire à la chronologie des médias si elle est effectuée avant la sortie du film au cinéma, premier jalon de cette fameuse chronologie. Mais cela renvoie à la peur de voir son film piraté, sacrée défiance vis-à-vis des personnes qui ont pourtant aidé à faire en sorte que le film existe. Et à l’heure où la distribution des films — surtout indépendants — au cinéma est de plus en plus compliquée, les porteurs de projets de films en crowdfunding feraient bien de s’intéresser à ces méthodes aujourd’hui pour amener le film directement auprès des backers potentiels. Se mettre à dos sa communauté n’est jamais un bon calcul.
Je m’occupe de FilmsdeLover.com, le site dédié aux films d’amour et comédies romantiques et de Direct-to-VOD, le Tumblr des films qui sortent directement en VOD. Contact : frederic[at]filmsdelover.com