Le partage des revenus des films et séries en streaming s'invite dans les négociations entre les acteurs et les studios aux Etats-Unis.
Quelle mesure utiliser ? Et comment Parrot Analytics se retrouve dans ce débat.
Cela ne vous aura sans doute pas échappé mais les scénaristes via la guilde WGA, les acteurs et les actrices américains via les guildes SAG-AFTRA sont en ce moment en grève aux Etats-Unis pour demander à l’AMPTP (un syndicat regroupant une centaine de membres comme des studios, des boites de production, des streamers etc) diverses revalorisations de salaires, des garanties sur l’utilisation de l’IA dans le processus de création des films et séries etc.
Deux autres aspects sont au centre de cette grève, pour les acteurs notamment, à savoir :
la transparence des données de visionnages de la part des streamers pour permettre un meilleur calcul des residuals (des royalties).
la meilleure façon d’intéresser les équipes aux succès en streaming.
Je ne vais pas revenir sur le premier point parce que c’est un sujet très (très) technique mais si vous avez 1h30 devant vous, vous avez une explication vidéo de la part de la SAG-AFTRA ici, avec des cas pratiques de ce que touchent les acteurs en streaming, au ciné etc :
Je vais m’intéresser plus particulièrement au deuxième point ici, à savoir l’intéressement financier des acteurs aux succès éventuels en streaming. Jusqu’à présent, le modèle Netflix (copié par les autres streamers) a toujours été grosso modo le suivant : ils payent plus cher de prime abord pour racheter l’intéressement financier traditionnel et donc, en échange de cette plus-value initiale, ils n’intéressent pas financièrement les équipes de leurs films et séries dans le succès potentiel de leurs programmes. Chaque production est donc un pari pour eux. Un pari qui parfois rapporte beaucoup (“Squid game”, “Wednesday” etc) mais un pari qui peut aussi faire perdre de l’argent (pensez à toutes les séries annulées après une saison). Comme le dit très bien Lucas Shaw dans sa newsletter Screentime pour Bloomberg :
Pensez aux centaines de nouvelles séries produites chaque année et qui n’apparaissent jamais dans aucun Top 10. Et pourtant, les services de streaming les traitent comme des séries à succès : ils produisent des saisons complètes au lieu de les annuler en pleine diffusion, ils rachètent tous les droits en avance (en payant plus cher) ce qui gonfle d’autant plus le coût de ces séries. Cela signifie que même si la grande majorité des séries floppe - ce qui est la norme plutôt que l’exception à l’époque de la peak TV - les personnes impliquées sont payées comme si elles avaient travaillé sur des séries avec un succès modéré. […]
Cela a convaincu bon nombre de créateurs que leurs séries étaient plus populaires qu’elles ne l’étaient vraiment. La chambre d’écho des réseaux sociaux peut convaincre n’importe qui qu’une série est populaire. Mais ces séries sont annulées parce que pas assez de gens ne les regardent. Même si les services de streaming peuvent commander une deuxième saison d’une série pour contenter les talents impliqués ou éviter d’admettre un échec, ces services n’annulent jamais des grands hits.
C’est un reproche fréquemment adressé à Netflix depuis qu’il s’est lancé dans les programmes originaux : sans intéressement financier au succès de ses programmes, comment voulez-vous que les réalisateurs, acteurs, scénaristes qui travaillent avec Netflix donnent le meilleur d’eux-mêmes alors qu’ils ont juste à faire un travail convenable pour être payé plus cher que la normale ? Demander à Netflix et aux autres streamers d’intéresser financièrement les équipes aux succès du streaming pourrait de facto faire baisser ces salaires initiaux pour en réserver une partie à des revenus variables basés sur les succès. Pourquoi pas mais pour en arriver là, il faudrait déjà s’accorder sur ce qu’est un succès en streaming et ce qu’on prend en compte pour effectuer ce calcul.
Comment évaluer un succès en streaming ?
Il y a autant de réponses à cette question qu’il y a de productions et de streamers. Les modalités d’un succès en streaming pour un service uniquement de streaming mondialisé comme Netflix ne seront pas les mêmes que pour un Amazon ou un Apple dont le service fait partie d’un abonnement plus grand, qui ne seront pas les mêmes non plus que pour un Peacock disponible uniquement aux Etats-Unis.
Prenons donc le dénominateur le plus simple : le visionnage. Même dans ce cas précis, compte-t-on le clic sur la vignette qui lance le programme (comme le fait la SACD en France), un visionnage complet, à 70% ? Compte-t-on un clic ou en heures vues comme le fait Netflix ? En comptes qui ont lancé le programme (comme le fait parfois Amazon) ? En pourcentage d’abonnements payants qui l’ont regardé à un temps T ? Sur quelle période de temps par ailleurs ? Sur le premier week-end ? Sur la première semaine ? Le premier mois ? Les trois premiers mois ? Les 6 premiers mois ? La première année ? La première décennie ? Quid des comptes qui regardent plusieurs fois le même programme ?
Les questions sont infinies mais choisir le bon dénominateur est primordial pour les studios. Cependant, ils ne semblent pas être capables de s’accorder sur une mesure en particulier, en tous cas officiellement. Ce qui laisse la porte ouverte à la SAG-AFTRA d’en avancer une. Et c’est là que la société américaine Parrot Analytics entre en jeu.
Parrot Analytics, la boite chouchou de la guilde des acteurs américains.
Hollywood est à l’arrêt en ce moment mais en fait pas vraiment. Certains projets ont été autorisés par la SAG-AFTRA à continuer de tourner puisque certaines boites de production non-membres de l’AMPTP ont signé un accord provisoire avec la guilde qui reprend peu ou prou les demandes adressées à l’AMPTP (et refusées par elle, pour le moment). Parmi ces demandes, celle du “revenue share”, à savoir le partage de revenus ou autrement dit l’intéressement financier pour les acteurs. Selon l’accord provisoire, cet intéressement financier est défini de la sorte :
Chaque trimestre, le ou les producteurs des oeuvres qui sont autorisées de tournage en ce moment devront donc payer un montant équivalent à 2% d’une mesure “Revenue contribution” définie et déterminée par Parrot Analytics.
J’ai déjà souvent mentionné Parrot Analytics dans cette newsletter mais pour vous rafraichir la mémoire, c’est une boite d’études qui via son outil Demand360 analyse la “demande” pour les séries et films en se basant sur plusieurs indicateurs résumés sur leur page d’accueil :
On y retrouve les interactions avec des sites comme Google (nombre de recherches), IMDb ou Rotten Tomatoes (nombre de votes, popularités des pages), Wikipedia (nombre de visites sur les pages)…
Leur outil s’intéresse aussi aux visionnages des trailers ou previews sur les sites vidéo.
Parrot analyse aussi la “vitalité” des programmes sur les réseaux pirates.
En enfin Parrot analyse le bruit sur les réseaux sociaux.
Avec ces données passées à la moulinette de leur algorithme maison qui privilégie certains indicateurs plutôt que d’autres, ils affirment être en pôle position pour dire aux ayants-droits la valeur de leur programmes et comment optimiser la monétisation auprès des différents guichets que sont les services SVOD ou bien les chaines TV. Bref, trouver le bon prix pour le bon programme.
A partir de leurs données, Parrot a aussi lancé un outil qui permet selon eux de voir la contribution monétaire, financière d’un film à une plateforme spécifique. Dans un whitepaper sur le sujet publié récemment, Parrot explique comment il détermine cette valeur :
La demande est une des composantes mais pas que, comme on peut le voir ci-dessus.
Dans d’autres graphiques de Parrot Analytics qui s’intéressent à des cas spécifiques, on en apprend un peu plus sur la méthodologie précise utilisée.
Plus que la contribution chiffrée des séries de Ryan Murphy à Netflix, le plus intéressant est dans les notes de bas de graphique qui précise la méthodologie :
Le système de valorisation des contenus de Parrot Analytics estime la contribution des séries originales Netflix de Ryan Murphy aux résultats financiers trimestriels mondiaux de Netflix en utilisant la corrélation entre la demande (telle qu’analysée par Parrot Analytics avec la méthodologie expliquée plus haut) et les revenus trimestriels partagés lors de la publication des résultats financiers. En prenant en considération le fait qu’il existe une relation directe entre la demande et la croissance des abonnés, nous pouvons estimer le montant que contribue chaque titre aux revenus du service.
Bon, il y a plein de choses à décortiquer dans tout ça. Déjà, la demande est clairement explicitée comme étant le facteur principal utilisé dans l’estimation de ce “revenue contribution”. Ensuite, on peut s’interroger sur l’affirmation que la demande et la croissance des abonnés sont liés de façon directe. Si on regarde les derniers résultats financiers de Netflix et la hausse des 6 millions d’abonnements payants, cette augmentation a sans doute moins à voir avec une augmentation de la demande pour les productions Netflix que par la mise en place du limite de partage de comptes. Ou bien les millions d’abonnés en moins à Disney+ qui ont moins à voir avec une demande en baisse qu’avec la fin de la diffusion du cricket en Inde. Bref, cela me parait assez osé d’aller affirmer cela.
Forcément, dans les négociations entre AMPTP et SAG-AFTRA, les studios ont rejeté l’utilisation de cette metric de Parrot pour une raison qui me semble apparente directement : la demande telle qu’analysée par Parrot n’est en aucun cas une donnée d’audience, qui est généralement la base pour dire ce qu’est un succès ou non. Dans toutes les composantes étudiées par cette firme pour mettre au point la demande d’un contenu, aucune n’est directement associée à de l’audience réelle. Elle ne se base pas sur des panels comme peut le faire Nielsen ou sur des visionnages réels comme le fait Netflix dans ses Tops 10 : juste le “bruit”, les traces laissées sur Internet par des gens au sujet des programmes. Si je tweete sur “Barbie” sans l’avoir vu, je contribue (très très faiblement) à l’augmentation de sa demande telle qu’analysée par Parrot.
Un exemple de cela est cet autre graphique récent de Parrot Analytics qui montre les nouvelles séries Netflix sorties entre janvier 2022 et juillet 2023 les plus demandées dans le monde.
De toutes ces séries, la plus intéressante est “1899” qui serait la seconde série Netflix la plus demandée dans le monde sur ces 18 derniers mois et qui contrairement aux autres a été annulée après une saison. S’en est suivie une campagne alimentée par les fans sur les réseaux sociaux pour la sauver de cette annulation, ce qui a indubitablement alimentée cette demande telle que calculée par Parrot. Parce que quand on regarde les chiffres de visionnages partagés par Netflix, “1899” n’est pas du tout dans la même catégorie que les autres premières séries de ce classement établie par la demande.
Ce graphique de Parrot a été partagé par des comptes fans qui continuent de se battre pour un renouvellement de la série (alimentant cette demande) et même par le créateur de la série sur Instagram. Le graphique de Parrot écrase aussi les ordres de grandeur avec “Wednesday” à peine plus demandée que “1899” ou même “Dahmer” alors que dans les chiffres de visionnages, on va du simple au double (ou même x6). Pour en revenir aux mots de Lucas Shaw en début d’article :
La chambre d’écho des réseaux sociaux peut convaincre n’importe qui qu’une série est populaire. Mais ces séries sont annulées parce que pas assez de gens ne les regardent.
Un autre exemple est qu’au moment où j’écris ces lignes début août, selon Parrot, la série animée “My adventures with Superman” est la série la plus en progression au niveau de sa demande en France.
Mais c’est peut-être aussi parce que la série n’est pas dispo en France à l’heure où j’écris ces lignes. Pas légalement du moins donc certes, si demande il y a, c’est plutôt pour réclamer une diffusion légale de la série, pas parce que des gens l’ont regardé (ou s’ils l’ont regardé, ce n’est pas légalement). Donc il n’y a pas de filtre de “qualité” à ce que Parrot enregistre mais c’est bien de demande dont il s’agit, et pas d’audience à proprement parler. C’est pourquoi j’ai du mal à envisager les classements en provenance de Parrot Analytics comme des données fiables d’audience.
Un autre site s’est spécialisé dans la mesure du “bruit” en ligne et il s’agit de TelevisionStats qui analyse peu ou prou les mêmes indicateurs que Parrot Analytics mais gratuitement et de façon plus accessible. Un cas intéressant sur cette mesure du “bruit” en ligne est intervenu la semaine dernière avec le décès d’un des acteurs de “Euphoria”. Dans la foulée, la série fait un bond gigantesque sur TelevisionStats, passant de la 105ème à la 3ème place le lendemain puis 1er même le jour d’après.
Les tweets publiés sur le décès de l’acteur en question, les articles publiés, les réactions des acteurs de la série et des fans ont alimenté ce bruit en ligne. Est-ce pour autant que la série était la plus regardée ce jour-là dans le monde ? Sans doute pas.
Plein de facteurs autres que les visionnages à proprement parler interviennent dans les mesures de “bruit” en ligne et c’est ce qui devrait inquiéter les producteurs des films et séries ayant signé cet accord provisoire. Je n’ai pas accès à la plateforme de Parrot mais si on regarde l’exemple montré, voilà à quoi l’interface de la valorisation ressemble pour les films :
Difficile de savoir si l’un des chiffres de cette interface est cette fameuse “Revenue contribution” mais les producteurs US qui ont signé cet accord temporaire vont devoir se mettre à la page assez rapidement puisque c’est désormais cette interface qui va réguler la contribution de 2% qu’ils devront verser chaque trimestre aux acteurs des films qu’ils produisent en ce moment. En sachant qu’une partie de ce chiffre se base principalement sur une demande définie par cette fameuse chambre d’écho des réseaux sociaux mentionnée par Lucas Shaw sur Bloomberg au début de cet article. On peut imaginer des effets pervers à cette méthode d’analyse de bruit sur les réseaux sociaux qui peut être biaisée par des bots, des campagnes concertées ou des évènements associés indirectement.
Enfin, il reste aussi un petit point d’interrogation avec Parrot Analytics, et c’est que c’est une boite privée qui bosse avec plusieurs studios déjà (et membres de l’AMPTP), comme Disney et Warner Bros Discovery notamment.
Parrot aura donc la lourde tâche d’indiquer aux producteurs ce qu’ils doivent payer à des acteurs sur des programmes qui contribuent financièrement à la valorisation de services avec qui Parrot est en business. Cela me semble être un tout petit conflit d’intérêt. C’est aussi une boite payante, avec un abonnement nécessaire pour avoir accès au système de valorisation des contenus. Grâce à la SAG-AFTRA (et à un lobby efficace sans doute), Parrot Analytics vient de trouver un nouveau relai de croissance et de nouveaux abonnés payants (et contraints) à son service. Bien joué !
Conclusion
Comme je l’ai dit plus haut, les studios via l’AMPTP ont rejeté l’utilisation de Parrot Analytics comme source d’audience et de mesure parce qu’en toute objectivité, ce n’est en effet pas une source d’audience. Aucune des données analysées par Parrot n’est directement liée à des visionnages malgré ce qu’ils en disent. Tout ce qui a lieu en dehors d’Internet n’est en outre pas mesuré par Parrot. Le public de certaines séries populaires ne va pas commenter chaque épisode sur Twitter ou Instagram (pensez “NCIS” et autres).
En off, Netflix US notamment se plaint régulièrement des données affichées par Parrot qu’il qualifie de très inconsistantes et toujours sous-évaluées par rapport aux vrais chiffres de visionnages. On pourrait imaginer Nielsen se poser en juge de paix impartial pour définir ce qu’est un succès en streaming avec ses panels (limités aux US) mais à l’heure actuelle, ils n’ont été contacté ni par la SAG-AFTRA, ni par l’AMPTP, ce qui est très étonnant vue leur place dans l’industrie des mesures d’audiences aux US.
La nature a horreur du vide et malgré ce que j’ai pu écrire sur les manques de Parrot Analytics, ce sont les seuls à faire ce genre de calcul sur la contribution financière des programmes à un service de streaming. De façon imparfaite, limitée, obscure aussi mais le fait est qu’en ne décidant pas d’une mesure de “succès” lisible et visible commune, les studios via l’AMPTP laissent la porte ouverte à des mesures moins fiables, à la méthodologie qui analyse la fumée sans jamais vraiment déterminer la source du feu comme celle de Parrot Analytics.
On sait grâce à des leaks de 2021 de chez Netflix que le streamer a une mesure maison de la contribution financière de ses contenus, nommée “impact value” basée sur une autre metric appelée “Adjusted View Share” ou AVS. L’exemple de “Squid Game” avait été cité à l’époque et le chiffre de 900 millions de dollars de valorisation avait été mentionné. De ces 900 millions, l’équipe de la série n’a probablement rien touché mais au moment de négocier la seconde saison, on peut imaginer que les créateurs ont pu négocier des hausses de salaire à la hauteur du phénomène qu’est devenue la série. A nouveau, chaque sortie est un pari pour les streamers. Pour les 900 millions de dollars d”impact value” de “Squid Game” sur un budget de 21 millions, vous avez aussi un “Jupiter’s legacy” et ses 200 millions de dollars de budget, annulée après une saison avec un “impact value” sans doute très loin de cette somme. Des paris donc. Le problème est que cette mesure made in Netflix n’est pas du tout applicable aux autres streamers qui n’ont pas le même business model, la même structure financière, la même échelle. D’où le vide dans lequel s’est glissé adroitement Parrot Analytics.
Heureusement pour les producteurs signataires, l’accord provisoire n’est en vigueur que jusqu’à son remplacement par l’accord qui sera immanquablement signé entre l’AMPTP et la SAG-AFTRA dans les semaines ou mois qui viennent. Est-ce que ce partage de revenus par le biais de Parrot Analytics y figurera encore ? C’est ce que nous verrons !
Et en France alors ?
Comment sont intéressés financièrement les équipes des films sortis en streaming en France ? Les mieux lotis sont peu-être les réalisateurs et les scénaristes qui bénéficient via leur adhésion à la SACD (la guilde des auteurs française) à une rémunération par clic sur leurs films et séries sur les services de streaming comme Netflix et Amazon Prime en France et en Belgique francophone. J’y avais déjà dédié un article l’an dernier sur la base de vrais chiffres leakés sur les réseaux sociaux. Dans certains cas de films à succès, cette rémunération peut aller jusqu’à être plus importante que la rémunération initiale pour le travail réalisé sur le film.
Les acteurs eux (et les producteurs aussi) de films sortis en streaming en France, de ce que je sais, n’ont pas ce genre de mécanismes qui leur permettraient de bénéficier d’un intéressement financier basé sur le nombre de visionnages. Mais cela viendra peut-être !
On se retrouve dans quelques jours pour l’étude des chiffres de Netflix.