La mesure parfaite de l'audience en SVOD n'existe pas (et elle n'existera jamais).
Mais cela ne veut pas dire que les chiffres dont on dispose sont inutiles.
Ce week-end, un article m’a un peu fâché. Et quand je suis fâché, comme tout bon internaute, je me demande comment je pourrais essayer de faire changer d’avis la personne qui n’est pas d’accord avec moi. Cet article nous vient de Sonny Bunch, journaliste culture à The Bulwark et que vous pouvez lire ici :
Il revient notamment sur l’annonce par Disney que le premier épisode d’”Ahsoka” a fait 14 millions de vues sur sa première semaine, un chiffre qui se base sur la durée totale des heures vues divisée par la durée de l’épisode. C’est une mesure en EVC, cette mesure que j’utilise toutes les semaines et qui dont selon lui est inutile, ne veut rien dire etc.
Je peux entendre sa principale critique : ce chiffre est difficile à contextualiser. C’est normal, c’est la première fois que Disney l’utilise donc en effet, on ne peut pas savoir si c’est mieux ou moins bien que “Andor” ou “Obi-Wan Kenobi”. Mais c’est un premier pas et surtout, on peut le contextualiser avec d’autres services (comme Netflix par exemple qui utilise cette même mesure).
Et généralement, comme à chaque fois que quelqu’un critique ces chiffres de la SVOD en terme de “vues”, il me semble y avoir une méconnaissance de la façon dont les audiences sont calculées de façon traditionnelle.
Comment marche ce qui existe déjà ?
En France, Médiamétrie fonctionne sur cette base de moyenne de téléspectateurs. Quand l’institut qui régit les audiences françaises annonce 1,6 million de téléspectateurs devant le film de France 3 diffusé en soirée, ce n’est pas que 1,6 million de téléspectateurs sont restés devant assidument sans bouger du début à la fin. C’est une moyenne qui prend en compte le fait que des gens sont partis en cours de route, sont arrivés en cours d’une autre chaine, n’ont pas regardé le générique de fin etc. On m’avait partagé un exemple (justement pour un film qui avait fait 1,6 million de téléspectateurs un soir sur une chaine publique) et il y avait une blindée de chiffres de téléspectateurs : ceux qui étaient là au lancement du film (2 millions), ceux qui étaient là à 80% du film (1,5 millions), ceux qui étaient là à 90% du film (0,868 million), à 98% (0,272 million) et enfin ceux qui ont vu de la première à la dernière minute (0,144 million). A partir de tout ce visionnage - mouvant - Médiamétrie en pondère une audience moyenne facile à communiquer, à comparer puisqu’avec la même méthodologie : 1,6 million de téléspectateurs, même s’ils n’étaient que la moitié de ce chiffre à être là encore à la fin et beaucoup plus à être là au début. Mais Médiamétrie pourrait tout aussi bien communiquer sur le nombre de téléspectateurs qui sont restés au minimum 10 secondes devant (6,9 millions). Un seul film, à une heure fixe, au déroulement régulier et littéralement des dizaines de chiffres potentiellement communiquables. Imaginez le bazar pour trouver ce chiffre facilement communiquable et comparable en streaming, pour des films et des séries qui restent disponibles plusieurs mois ou années.
De son côté, Nielsen aux Etats-Unis a à peu près la même méthodologie pour ses données de streaming. C’est expliqué dans leur vidéo sur la page du Top 10 streaming : A partir d’un panel représentatif sur TV, Nielsen fait la moyenne des téléspectateurs à chaque minute d’un programme disponible en streaming sur une période donnée (la semaine du lundi au dimanche), calcule la moyenne lissée sur la durée du programme de ces moyennes par minute puis ils multiplient cette moyenne lissée de téléspectateurs par la durée du programme, ce qui nous donne un chiffre brut exprimés en millions de minutes vues (que je redivise personnellement par la durée pour retomber sur la moyenne lissée de téléspectateurs pour mon US streaming report). Là aussi, il s’agit d’une moyenne de téléspectateurs multipliée par la durée du programme.
Donc Médiamétrie : une moyenne basée sur les visionnages totaux. Nielsen : une moyenne basées sur les visionnages totaux. Les “views” utilisées par Netflix et Disney : une moyenne basée sur les visionnages totaux. Dans l’esprit, c’est quasiment identique et ce n’est pas anodin dans la mesure où Nielsen, Médiamétrie, et de plus en plus Netflix et Disney avec leur offre avec pubs s’adressent aux publicitaires, pour qu’ils sachent ce qui fonctionnent. Difficile d’être étonné que les méthodologies se rejoignent. La différent peut-être est que Nielsen et Médiamétrie sont des instituts tiers tandis que Netflix et Disney sont directement les diffuseurs. Mais Nielsen et Médiamétrie n’ont qu’une vision sur des panels de foyers qu’ils extrapolent tandis que les streamers ont absolument toutes les données brutes de visionnages.
La mesure parfaite d’audience en streaming n’existe pas.
Quelques petites certitudes cependant : l’audience d’une série en streaming ne sera jamais plus élevée qu’à la première minute du premier épisode. Toutes les minutes qui suivent (surtout en streaming où il n’y a pas d’effet zapping où vous pourriez tomber sur un programme en cours de route) voient un déclin de téléspectateurs plus ou moins élevé. C’est peut-être pour cela que Netflix communiquait à une époque sur le nombre de comptes ayant regardé au moins 2 minutes (les 2 premières en général) d’un programme puisque cela permettait légitimement de mettre en avant des chiffres impressionnants, avant de changer de méthodologie pour mieux refléter les visionnages effectifs et non le nombre de “testeurs” des programmes.
De la même façon, le premier épisode d’une série en streaming sera toujours celui le plus regardé d’une saison ou même d’un ensemble de saisons. C’est aussi pour cela que Disney n’a communiqué le nombre de views que pour le premier épisode d’”Ahsoka”, puisque celui du deuxième épisode sorti en même temps était forcément moindre.
Les streamers ont des centaines de chiffres qu’ils pourraient communiquer sur les performances des séries mais lesquels seraient les plus “parlants” ? Faisons le point :
Le nombre de téléspectateurs ? Impossible : les streamers n’ont absolument aucune idée du nombre précis de téléspectateurs devant l’écran. Ils savent le nombre de comptes, de profils qui commencent et terminent un programme mais pas si ce compte ou ce profil est utilisé par 1, 2, 4 ou 20 personnes de la même famille. Ils peuvent l’imaginer, l’estimer mais c’est tout. Donc la mesure en nombre de téléspectateurs est impossible pour eux (sauf pour Warner Bros Discovery qui l’a fait pour “House of the Dragon” par exemple mais on se demande bien comment ils font et leur méthodologie n’a jamais été claire).
Le nombre de comptes ? Cela a déjà été fait par Netflix de façon publique au début de cette ouverture à la transparence, et déjà, des analystes lui reprochaient ce flou autour de ce que cela comprenait. A noter que Netflix communique auprès des créateurs le nombre de comptes ayant commencé et terminé un programme donc on pourrait voir cette mesure revenir à un moment dans le futur, peut-être, même si ça n’atteint pas le but publicitaire de la mesure en “views”.
Le nombre de “clics” sur le bouton “Play” d’un programme ? C’est ce qu’utilise Netflix et les autres streamers en France pour communiquer à la SACD les chiffres de visionnages des programmes français en France mais cela ne dit pas combien l’ont terminé et cela compterait les comptes qui le lancent plusieurs fois sur différents profils. Il s’agit plus d’une mesure pour compter les “testeurs” de programmes.
Le nombre de comptes ayant terminé une série ou un film ? Cela veut dire quoi “terminé” ? A la fin du générique de fin ? Juste avant le générique de fin ? A 70% comme le faisait Netflix pour ses premiers chiffres ? (Ce qui invariablement entrainait des critiques sur “Et les spectateurs qui arrêtent à 71% ???
Et comment compte-t-on ceux qui ont mis en pause un programme pour y revenir une semaine plus tard parce que leur môme a commencé à pleurer pendant sa sieste, qu’il a fallu aller voir ce qui n’allait pas et qu’ils ont mis une semaine à revenir voir la fin ? (Exemple tout à fait pris au hasard et pas du tout inspiré d’une situation réelle).
Aux Etats-Unis, les auteurs en ce moment demandent la transparence des données de visionnages des programmes en streaming et c’est tout à fait légitime. Mais les chiffres qu’on leur transmettra, quels qu’ils soient, pour leur programme en particulier seront fournis sans contexte, sans comparaison, avec des limites à reconnaitre et à savoir. Ce seront des chiffres bruts impossibles à analyser, à contextualiser parce que les streamers ne fourniront pas les comparaisons avec d’autres programmes qui ne seraient pas du même créateur.
Et j’en reviens donc aux “views”, partagées par Netflix depuis deux mois et demi maintenant sur la base des heures vues et donc aussi par Disney depuis la semaine dernière. Une mesure à la méthodologie claire, comparable entre les services (même s’il reste toujours des petits vides méthodologiques notamment concernant la taille des services, leur disponibilité dans le monde, le nombre d’épisodes dispos) et entre les programmes, en effaçant les biais de durée notamment. Son seul défaut est peut-être de s’appeler “views” alors que ce n’est pas tout à fait ça non plus. C’est pour cela que je préfère parler d’EVCs ou “Equivalents de visionnages complets” parce que la précision est nécessaire dans ce jeu d’études des chiffres des streamers. Le premier épisode d’”Ahsoka” a été regardé l’équivalent de 14 millions de fois dans le monde sur Disney+ sur ses 5 premiers jours. La première saison de “Who is Erin Carter ?” a été regardée l’équivalent de 13,2 millions de fois sur Netflix pendant ses 4 premiers jours. Inutile cette mesure ? Uniquement si on ne fait pas l’effort de s’intéresser à ce que ces chiffres recouvrent, ce qu’ils veulent dire et surtout, ne veulent pas dire. Mais c’est pour ça que vous êtes abonné·e à cette newsletter et je vous en remercie.
Pour terminer, il est temps de vous mouiller avec cette question simple :
Bon début de semaine !