"The bubble" et "Apollo 10 1/2": un conte de deux films.
Une analyse croisée de ce que dit, ou ne dit pas, le Top 10 hebdomadaire de Netflix.
Le 1er avril 2022 sortaient sur Netflix deux nouveaux films de réalisateurs américains prestigieux. Le premier “The bubble” est une comédie réalisée par Judd Apatow (“This is 40”) tandis que le second “Apollo 10 1/2” est lui une chronique écrite et réalisée par Richard Linklater (la trilogie des “Before…”).
Si les deux films sont bien différents dans leur ton, on pouvait quand même s’interroger sur l’opportunité de les sortir le même jour. La seule explication que j’arrive à trouver est qu’ils sont sortis le 1er avril, premier jour du deuxième trimestre financier. On le remarque de plus en plus, il y a des dates importantes dans le calendrier Netflix. Plus précisément, des périodes pendant lesquelles ils sortent les grosses cartouches et c’est généralement la deuxième quinzaine de mars, juin, septembre et décembre jusque la première semaine du mois suivant. Le but ? Faire (re)venir le plus d’abonnés possibles pour que les résultats trimestriels d’abonnés soient au max. Une stratégie très fréquente dans le streaming, notamment chez Disney+. Bref, plus d’un mois après leur sortie, comment analyser les performances des deux films ?
Le Top 10 hebdomadaire de Netflix.
Du point de vue du Top 10 hebdomadaire, c’est assez facile puisque seul “The bubble” a eu les honneurs de figurer dedans pendant ses deux premières semaines. Après un lancement déjà médiocre avec l’équivalent de 5,9 millions de visionnages complets sur ses 3 premiers jours, le film n’engrange que 4,7 millions d’EVC entre son jour 4 et son jour 10, soit une baisse de 20%, chose très rare pour un film US sorti un vendredi.
C’est même la 5ème pire progression d’un film US sorti un mercredi et les 4 films qui ont fait pire ont débuté avec 3 fois plus d’EVC. Faible démarrage, seconde semaine encore pire, c’est généralement un indicateur que la qualité du film n’a pas encouragé grand monde à le regarder jusqu’au bout ou même à le conseiller.
Nielsen
Avec cette mesure d’audience uniquement américaine et sur TV, on pourrait s’attendre à voir “Apollo 10 1/2” mais hélas, entre le 1er et 10 avril, toujours aucune trace du film dans les ratings. “The bubble” par contre y figure deux semaines durant (et nous n’avons pas encore les ratings pour la semaine du 11 au 17 avril mais il y a peu de chances que le film y figure, comme on va le voir après.)
Je m’amuserai dans quelques semaines à comparer les EVC de Netflix pour le monde et les EVC de Nielsen pour les US. Les deux mesures portent sur la même durée (du lundi au dimanche) et si on ne peut pas les comparer directement, on peut parfois esquisser des programmes qui ont bien plus cartonné aux US que dans le reste du monde, et inversement. Ce sera pour une future newsletter !
Pour recontextualiser le nombre d’EVC de “The bubble” en 1ère semaine aux US selon Nielsen, c’est le 75ème démarrage pour un film Netflix aux US sur 104 dans mon dataset. Pas très bon donc. Et sa deuxième semaine est la 71ème sur 79, donc encore pire. Voilà pourquoi je sais qu’on ne le verra pas une troisième semaine dans les charts Nielsen. Mais d’autres facteurs permettent de voir le désintérêt pour le film après le 10 avril.
Flixpatrol
Flixpatrol recense les Tops 10 quotidiens de Netflix dans plus de 90 pays et agrège tout ça pour en faire des Tops mondiaux qui, s’ils ne sont pas directement liés aux nombres d’heures vues, permet quand même de voir si des films ou des séries sont populaires dans le monde et où en particulier. “The bubble” a totalisé en tout 3278 points pendant le mois d’avril et est resté 5 jours en première place du classement films mondial, du 2 au 6 avril.
Quand on regarde dans le détail, voici à quoi ressemble la courbe des points du film, au fur et à mesure du mois d’avril. Du 2 au 6 avril, il est donc le film le plus populaire sur Netflix puis sa chute est vertigineuse, au point de n’être plus dans aucun Top 10 films dans le monde à partir du 12 avril.
Et “Apollo 10 1/2” dans tout ça ? C’est encore pire. Il a obtenu 0 point sur Flixpatrol. Cela veut dire qu’à aucun moment pendant le mois d’avril, sur les 90 pays surveillés par Flixpatrol, le film n’a réussi à intégrer un Top 10 hebdomadaire Films. Nulle part. Mais a-t-il pourtant été invisible ou pas vu du tout ? Continuons à chercher.
IMDb
IMDb est le principal site de cinéma au monde, en tous cas le plus visité et donc étudier le nombre de votes des deux films pourrait permettre d’esquisser leur destin au cours de ce mois d’avril.

Si le nombre de notes sur IMDb est largement à l’avantage de “The bubble”, on peut quand même remarquer qu’entre le 3 avril et le 30 avril, le nombre de notes de “The bubble” a augmenté 356% tandis que celui de “Apollo 10 1/2” a lui augmenté de 434%. On remarque aussi qu’au-delà du 12 avril, là où “The bubble” disparait des radars de Flixpatrol et du Top 10 hebdomadaire de Netflix, son nombre de notes continue d’augmenter (et qu’il continuera sans doute à le faire).
Letterboxd
Si vous ne connaissez pas Letterboxd, c’est un réseau social de cinéphiles assez mondial et pas vraiment grand public dans le sens où c’est vraiment le repaire des cinéphiles. Et je me suis rendu compte que les cinéphiles aiment bien noter ce qu’ils regardent.

Sur Letterboxd aussi, “The bubble” totalise plus de notes que “Apollo 10 1/2” mais pas dans les mêmes grandeurs que sur IMDb. Ce dernier obtient même quasiment 5 fois plus de notes sur Letterboxd que sur IMDb. Ce qui amène à une conclusion relativement simple : “The bubble” a davantage été regardé par le grand public parce que c’était une comédie tandis que “Apollo 10 1/2” a lui été davantage été regardé par des cinéphiles qui attendaient sûrement sa sortie parce que c’était le dernier Linklater.
Google Trends
Je termine avec cette metric complètement anecdotique, puisqu’elle montre l’évolution des recherches Google sur n’importe quel terme (je n’ai pas encore cherché “Netflix and Chiffres” dedans mais ça doit être gigantesque). Cette metric confirme deux choses : le désintérêt pour “The bubble” au-delà du 6-10 avril et le fait aussi qu’il y a un intérêt pour “Apollo 10 1/2”, même s’il est moindre et donc sous la ligne de ce qui est observable dans les Tops Netflix, un intérêt qui fait jeu égal avec “The bubble” sur la fin du mois.
Conclusion
Dans les jours qui ont suivi la sortie de “Apollo 10 1/2”, beaucoup de critiques US ont reproché à Netflix de ne pas avoir assez mis en avant le film, de ne pas lui avoir fait une campagne marketing digne de ce nom. Comme toujours, c’est un peu être à côté de la plaque que de dire ça. C’est vouloir caler les recettes de promotion du cinéma traditionnel sur un mode d’exploitation qui n’a rien à voir. Qu’il faudrait placarder l’affiche du film sur des billboards de Los Angeles ou des colonnes Morris à Paris pour que ça soit un marketing efficace. “Apollo 10 1/2” a été vu. Principalement par des cinéphiles a priori. Il l’est encore, chaque jour qui passe. Dans quelle mesure ? Aucune idée précise. Moins de six millions de fois par semaine mais plus que cent. Mais il a été vu, l’est encore et le sera à l’avenir. Il n’a pas été enterré dans les tréfonds du site par un algorithme méchant. J’ai tweeté début avril ma homepage Netflix sur laquelle “Apollo 10 1/2” était bien mis en avant.


Cela ne veut pas dire que ce fut la même chose sur tous les comptes. Peut-être certains n’ont jamais eu ce film mis en avant. Mais il l’a été au moins dans l’onglet “Prochainement” dans les semaines avant sa sortie.
Netflix s’est souvent targué d’avoir le meilleur panneau publicitaire avec sa homepage mais comme toute publicité, vous pouvez mettre en avant des programmes, rien ne dit que le public suivra et donnera sa chance au film. Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Est-ce le côté cartoon qui en a découragé plus d’un ? Après tout, quand “A scanner darkly” est sorti au cinéma en 2006 avec la même technologie et par le même réalisateur, mais avec un casting bien plus attirant (Keanu Reeves et Woody Harrelson), le film a récolté 7M$ au box-office mondial en tout. 5M$ aux Etats-Unis, 2M$ dans le reste du monde et 50 000 entrées en France. Pas franchement un succès retentissant non plus. Le film US Netflix avec le plus petit EVC à apparaitre dans un Top 10 hebdomadaire de Netflix fut “Worth” avec 3,3M d’EVC dans sa première semaine. Peut-être que “Apollo 10 1/2” ne fut vu que l’équivalent de 2M de fois. Peut-être ne fut-il vu que l’équivalent de 900 000 fois sur ses premiers jours, ce qui serait déjà extraordinaire. Mais on ne le saura sans doute jamais.
Il y a donc plusieurs leçons à retirer de ce cas pratique : 1/ Les films sont vus et continuent d’être vus même s’ils n’apparaissent dans aucun Top hebdomadaire, même si Netflix n’en fait aucune promo externe. 2/ Toute la mise en avant sur Netflix ou même la promo extérieure ne peut rien si les abonnés n’ont pas envie de donner leur chance au produit.
En 2018, pour la sortie de “Roma”, Netflix avait tenté la pub grand format dès l’ouverture du site sur la sélection de profils. J’aurais adoré savoir les résultats de cette opération d’affichage encore plus importante et le taux de gens qui avaient ensuite regardé le film.


Le fait que Netflix n’ait pas renouvelé le procédé est peut-être déjà un élément de réponse…
Plaidoyer pour une partie “haut-de-gamme” sur Netflix.
Dans le dernier numéro de mon podcast Netflixers, j’ai évoqué l’idée pour Netflix de mettre en place une catégorie “Gold” ou “Premium” si vous le voulez. Cette catégorie, bien mise en avant permettrait à Netflix d’y intégrer tous ses films et toutes ses séries “prestige”, ceux qui ont été bien reçu par la critique et/ou par le public. Avec une moyenne du public d’IMDb de 4,7/10 et un Metascore (agrégat des critiques ciné) de 34/100, “The bubble” n’en ferait sans doute pas partie. De son côté, “Apollo 10 1/2” et sa moyenne IMDb de 7,3/10 et son Metascore de 79 pourrait lui gagner à être mis en avant sur le service via cette catégorie “Prestige”.
J’ai déjà abordé le sujet dans une newsletter précédente, mais tout le problème autour de Netflix est qu’il donne l’impression de ne faire que des programmes nuls alors qu’il sort régulièrement des films et des séries qui recueillent des bonnes critiques et des avis très positifs. Mais comment mettre en avant ces programmes là ? Avec un label spécial et une partie dédiée dans le service où l’on trouverai les films Netflix de grands réalisateurs, les mini-séries prestige réalisées spécifiquement pour les Emmys par exemple ou même les surprises venues de nulle part qu’on attendait pas à un si haut niveau de qualité. (Saviez-vous par exemple que la deuxième série d’animation Netflix la mieux notée sur IMDb est italienne et s’appelle “A découper selon les pointillés” ? Maintenant, vous le savez.)
Si la qualité perçue est un problème contre lequel souhaite se battre Reed Hastings, autant mettre en avant les programmes vraiment exceptionnels de la plateforme. Parce qu’il y en a et qu’il continue à y en avoir. Et que ceux-ci ne peuvent pas juste être mis en avant sur la plateforme comme des “films Netflix”, une appellation qui regroupe aussi bien “The week-end away” et “The power of the dog”. On pourrait même imaginer que cette mise en avant prestigieuse au sein du service, basée sur une certaine notion de qualité, pourrait créer une certaine aspiration à y figurer pour les équipes qui bossent avec Netflix. De la même façon qu’HBO est son propre label au sein de HBO Max, un Netflix Prestige au sein de Netflix permettrait d’aiguiller directement des abonnés vers ce qui a été le mieux reçu par les critiques et/ou le public, sans toutefois diminuer le reste de ce que sort Netflix par ailleurs mais qui ne remplit pas la même fonction que ses programmes “prestige”. Quitte à copier HBO et HBO Max sur l’ajout d’un abo avec pub, pourquoi ne pas aussi copier leur “label” HBO au sein d’HBO Max…
Bon week-end !