Studio Bagel, Canal + : les limites et dérives du native advertising de la chaîne “Studio Movie”.
Entre incubateur de talents et boite de comm’, Studio Bagel se cherche, au risque de se mettre à dos son public (et d’enfreindre la loi).
Entre incubateur de talents et boite de comm’, Studio Bagel se cherche, au risque de se mettre à dos son public (et d’enfreindre la loi).
Mise à jour 06/11/2014 : Suite à la publication de cet article (et d’autres sur le sujet), des mentions apparaissent désormais dans les descriptions des vidéos de Studio Movie. Une victoire donc et un petit pas vers la transparence quand même.
Studio Bagel, Golden Moustache, deux noms familiers si vous consommez beaucoup de vidéos sur Youtube. Le premier est détenu par Canal+, le second par M6 et ils ont les mêmes armes (l’humour, des formats courts…) et un même public (les jeunes…). Des millions de vues, des déclinaisons en différentes chaines TV (expression moins ringarde que “nouveau compte Youtube” parce que ce ne sont que des nouveaux comptes finalement), des stars du web recrutés qui plaisent à un public jeune et des moyens financiers qui permettent toutes les excentricités (dans les limites du format court), voilà les nouveaux acteurs du Net qui comptent… et qui attirent par là-même la convoitise des annonceurs.
Le native advertising, où quand le contenu est saupoudré avec de la pub.
Le native advertising, c’est la force qui guide la communication et la publicité en ce moment sur Internet. Son utilisation est simplissime : un site Internet met à disposition son site pour un article qui ne dépareille pas de sa ligne éditoriale mais qui accomplit toujours une opération de promotion. On n’est pas loin du publi-reportage mais le native advertising a pris son essor avec Internet. Le but : ressembler le moins possible à une pub pour que l’utilisateur absorbe sa petite pilule de réclame sans le sentir passer. De la pub qui ne dit pas clairement son nom.
Le maitre du native advertising, c’est le site américain Buzzfeed dont c’est la spécialité et le moteur de son activité économique. Concrètement, cela ressemble à ça :
Des articles qui ne jurent pas dans la ligne éditoriale du site mais qui d’une façon ou d’une autre mettent en valeur un produit ou une marque. Et ça rapporte, pour Buzzfeed.
“Already, most of BuzzFeed’s revenue is derived from BuzzFeed Creative, the company’s 75-person unit dedicated to creating for brands custom video and list-style advertising content that looks similar to its own editorial content.” Mike Isaac, New York Times.
L’utilité de ce genre de publicité est qu’elle apparait dans un contexte où les internautes ne cachent plus leur dégoût vis-a-vis des pop-ups, des bannières et des pubs envahissantes en général pour mieux les bloquer avec des modules populaires comme AdBlock, privant ainsi les sites web de revenus publicitaires. Voici donc un modèle économique rentable, mieux accepté par les internautes, moins intrusif pour eux et parfois en droite ligne avec la ligne éditoriale d’un site internet. Du pain béni pour les annonceurs.
Studio Bagel et la tentation du native advertising.
C’est aussi du pain béni pour de nombreux sites mais également donc pour les deux principaux networks Youtube français que sont Studio Bagel et Golden Moustache. Les deux sociétés françaises phare du secteur se sont fait connaitre en 2013 lors d’une vidéo pour le bien d’une marque, une vidéo humoristique réalisée pour le compte d’Orangina et intitulé “Mission 404 : Internet doit rester vivant”.
A l’époque de cette vidéo, Golden Moustache vient d’être lancée quelques mois auparavant par le Groupe M6 et Studio Bagel n’est pas encore dans le giron de Canal+. La vidéo fait un buzz monumental, avec près de six millions de vues. Mais ce n’est pas vraiment du native advertising. Le commanditaire de la vidéo est montrée dès le début de la vidéo et celle-ci est publiée par le compte Youtube de la marque Orangina. Pas de méprise ici donc pour le spectateur.
Lors de son achat de 60% de Studio Bagel, Canal + espère gagner plusieurs choses : le public jeune qui trouve la chaine cryptée ringarde, des talents qui feront leurs armes sur le web avant de passer au petit écran dans les émissions de C+ (“Le Grand Journal”, “Le Before” etc.). Studio Bagel est alors un “incubateur de talents” pour C+ qui compte également sur lui pour mettre au point des programmes “premium” qui pourront ensuite être distribués sur Canalplay, le service de VOD par abonnement mis à mal par l’arrivée de Netflix. Faire monter des jeunes, redonner un coup de peps’ à ses programmes, voilà l’objectif louable de Canal+ par cet achat qui en profite pour créer la division Canal OTT (pour Over-the-top, c’est-à-dire les contenus disponibles directement sur Internet) dirigée par Manuel Alduy.
“L’autre intérêt pour C+, c’est le lien particulier que Studio Bagel entretient avec la publicité. (…) Il arrive que les comédiens jouent à la fois dans la pub qui précède la vidéo et dans la vidéo elle-même. Marketing imparable. Les annonceurs adorent.” Télérama.
Ce lien particulier, c’est la plus grande force et la plus grande faiblesse de Studio Bagel vis-à-vis de ces spectateurs et ça l’est devenu encore davantage ces derniers temps.
“Studio Movie”, le robinet à promo made in Studio Bagel.
Tout récemment, Studio Bagel a donc lancé sa chaine “Studio Movie”. Le concept est simple : des vidéos créées par les talents de la boîte seront publiées à rythme régulier sur le thème des films. Jusque-là, rien d’embêtant, les vidéos de Youtubers sur les films pullulent sur Internet. Mais le diable est dans les détails et dans les films qui sont abordés dans les vidéos déjà publiées et celles à venir.
Cette vidéo sur laquelle s’extasie Manuel Alduy, chef de Canal OTT, est l’une des deux vidéos qui ont déjà été publiées sur la chaine “Studio Movie”. Une porte sur “Le labyrinthe” sorti au ciné il y a une semaine et l’autre sur le dernier “X-Men” dont le DVD vient de sortir. Dans les deux vidéos, on voit des têtes connues du Studio Bagel vivre de formidables aventures pour se rendre soit à l’avant-première du premier film ou raconter un casting imaginaire du second film. Coïncidence (enfin pas vraiment), les deux films sont du même distributeur : 20th Century Fox. Ces deux vidéos font donc manifestement partie d’un partenariat entre Studio Bagel et la major pour promouvoir les deux films auprès des spectateurs de la chaine qui revendique déjà près de 70 000 abonnés.
Pourtant, aucune mention dans la vidéo ou la description sur Youtube ne met en avant le partenaire de l’opération, pilier pourtant fondateur du native advertising dans un souci de transparence et par ailleurs rendu obligatoire par la loi.
“Toute publicité, sous quelque forme que ce soit, accessible par un service de communication au public en ligne, doit pouvoir être clairement identifiée comme telle. Elle doit rendre clairement identifiable la personne physique ou morale pour le compte de laquelle elle est réalisée.” Loi de confiance dans l’économie numérique, citée par cet article de NextInpact.
Manuel Alduy explique que la pub serait “explicite” dans des tweets depuis effacés quand je lui ai posé la question. Pourtant, sans mention claire et précise, cela reste en contradiction avec la loi d’autant plus que la vidéo en question n’est pas publiée sur le compte de la 20th Century Fox. Il n’y a donc qu’un tout petit pas à faire pour “accuser” Studio Bagel de tromper de façon délibérée la majorité des spectateurs des vidéos de cette nouvelle chaine ciné en n’indiquant pas qu’il s’agit de publicités.
En effet, pour 10, 15 personnes qui se rendront compte que c’est un contenu sponsorisé, combien n’y verront que du feu, tout contents de retrouver leurs acteurs préférés dans de nouvelles aventures ? Plus simplement, Studio Bagel utilise le capital sympathie de ses talents pour promouvoir des produits dans des vidéos financées par des marques et ce, sans en avertir ses spectateurs.
Le problème est en fait ailleurs, dans la cible-même de Studio Bagel à savoir les jeunes. Malgré tous ses avantages, le native advertising est encore rejeté par eux, surtout quand la pub touche des stars du web qu’ils ont eu l’habitude de suivre pendant des mois ou des années sur leurs chaines personnelles sans intrusion de pubs.
“Dès qu’il y a une récupération commerciale de leur idole, les internautes le voient d’un mauvais œil.”
Maurice Barthélémy, réalisateur du film “Pas très normales activités” avec Norman Fait des Vidéos en star, en interview dans BiTS.
Une communauté prend des années à bâtir et la monétisation de cette communauté est la phase suivante, une fois celle-ci établie. Avant, les pubs affichées par Youtube suffisaient. Mais les revenus des pubs sur Youtube sont en forte baisse, selon des Youtubers Jeux Vidéo outre-Atlantique qui expliquent ainsi pourquoi ils acceptent désormais des vidéos sponsorisées. Et rien de tel qu’une star du web ostensiblement vendue à une marque pour briser la confiance entre ladite star et son public. C’est avec cette ambiguïté que doit composer Studio Bagel : être rentable en promouvant de façon visible des marques qui ont payé pour cette visibilité, tout en mettant le côté pub en sourdine pour ne pas passer pour des “vendus” auprès de leur public et ce, quitte à enfreindre la loi. Un dilemme insoluble donc.
Dans le cas de la chaine “Studio Movie”, certains internautes ne sont pas dupes et n’hésitent pas à le dire, comme le prouvent de nombreux commentaires et débats sur les pages des deux vidéos déjà publiées par la nouvelle chaine.
Le native advertising marche sur Buzzfeed et consorts parce qu’il n’est pas caché. Chaque annonceur est clairement indiqué comme tel sur les différentes pages et c’est cette transparence qui entraine l’acceptation du public. C’est hélas cette transparence qui manque cruellement au Studio Bagel et à cette nouvelle chaine dédiée aux films, transparence qui, je le répète, est inscrite dans la loi mais n’est pas respectée ici. Une zone de non-droit dont joue la chaine Youtube, faute de répression efficace. Le CSA ne connait rien aux problématiques Internet et la DGCCRF semble occupée ailleurs.
C’est d’autant plus dommage que cette non-transparence n’est pas l’apanage de Studio Bagel et qu’elle peut se retrouver chez bon nombre d’autres networks et talents du web français. Les biens-connus Cyprien et Squeezie font notamment souvent des vidéos-pubs-cachées pour le compte de Mixicom, boite de pub aussi derrière les sites Jeux Actus et Films Actus connus dans le milieu pour être des robinets à promo, comme le rappelle cette vidéo de “Un drop dans la mare”.
Et les talents dans tout ça ?
L’idée d’incubateur de talents mise en avant par Canal+ lors du rachat de Studio Bagel fait sens notamment dans l’optique d’alimenter en pastilles courtes ses émissions phares. Mais ce n’est apparemment pas assez rentable et malheureusement, ces talents sont désormais aussi partie prenante d’opérations de communication qui ternissent leur crédibilité, dans le simple but que le network vive. Comme le disait un des commentaires ci-dessus, les chaines persos de chacun des talents sont les chaines qu’il faut suivre si on veut éviter les placements de produits.
Les nouvelles chaines dédiées au ciné ou aux jeux vidéo qui les rassemblent sont elles destinées à devenir des robinets à contenus promotionnels. Triste constat pour les networks qui commencent à passer pour des profiteurs de talents dans le but de faire de l’argent. Un objectif qui n’est d’ailleurs pas du tout honteux, loin de là, s’il n’est pas fait de manière cachée. L’autre question à se poser est que donnera cette génération de talents du web biberonnée si tôt à la publicité cachée et au native advertising qui ne dit pas son nom ? L’avenir nous le dira mais il ne s’annonce pas intègre.
Je m’occupe de FilmsdeLover.com, le site dédié aux films d’amour et comédies romantiques et de Direct-to-VOD, le Tumblr des films qui sortent directement en VOD. Contact : frederic[at]filmsdelover.com