Abonnés, revenus, "qualité" des séries... Retour en chiffres sur les résultats Q1 2022 de Netflix.
L'analyse des résultats Q1 2022 de Netflix.
Il fallait bien que ça arrive. La dernière fois, c’était au 3ème trimestre 2011, il y a dix ans. Netflix avait alors perdu 300 000 abonnés (soit -1,2% de sa base). Dix ans plus tard, ce sont désormais 200 000 abonnés perdus par Netflix (dont 700 000 à cause du retrait de Russie), soit -0,1% de sa base d’abonnés. Pire, Netflix prévoit de perdre 2 millions d’abonnés au prochain trimestre (soit -0,9% de sa base).
Le plus inquiétant est que cette baisse d’abonnés est relativement uniforme à travers le monde. Les Etats-Unis et le Canada sont en baisse, l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique sont en baisse (à cause de la Russie), l’Amérique Latine est en baisse. Seule l’Asie est en hausse, mais à un rythme bien loin des ajouts des trimestres passés.
Plusieurs raisons sont évoquées dans la lettre aux investisseurs envoyée par Netflix.
Des facteurs extérieurs, comme le développement des TVs connectées ou l’accès à Internet dans toutes les régions du monde.
Le partage de comptes. Selon Netflix, en plus des 220 millions d’abonnés, 100 millions d’autres foyers accèdent à Netflix. La solution est déjà prévue : faire payer via des expérimentations en la matière en ce moment dans certains pays mais qui vont être développées au reste du monde.
La concurrence des autres services. Pour cette donnée, Netflix s’appuie d’un graphique de Nielsen pour montrer qu’aux US, leur temps total de visionnage a augmenté malgré tout et qu’ils espèrent que cela continue.
Mais plus de visionnages ne veut pas forcément dire plus d’abonnés. Donc il faudra faire de meilleures séries et de meilleurs films pour attirer des abonnés et les garder sur le long terme. Le line-up de ce premier trimestre 2022 était à ce titre assez faible avec des films qui ont peu marqué les esprits (même s’ils ont et sont encore regardés). Le fait d’annoncer un Q2 en baisse alors que la machine “Stranger Things” revient est aussi inquiétant.
Des évènements géopolitiques et économiques extérieurs, comme la guerre en Ukraine, la hausse de l’inflation un peu partout dans le monde, des économies qui tardent à repartir et l’impact du COVID.
Autant de raisons qui peuvent se comprendre mais qui ne peuvent cacher la grosse question : quel est le plafond pour la SVOD mondiale ? Reed Hastings l’estime à plus de 500 millions et Jason Kilar, l’ex-boss de WarnerMedia table sur 1 milliard, en prenant en compte l’ajout d’abonnements avec pubs. Une éventualité mise sur le tapis par Reed Hastings lui-même ces derniers jours. Donc Netflix aura une offre avec pubs dans les deux ans qui viennent selon eux. Le temps d’imaginer ça de la façon la plus sensée possible, j’imagine. Mais 1 milliard d’abonnements, c’est beaucoup et peut-être même illusoire, surtout avec une croissance qui a considérablement ralenti ces dernières années chez Netflix !
Sur la question de la “qualité”.
De par ses envies de fournir des choses à regarder à ses 2000+ communautés de goûts, Netflix produit et sort des dizaines de séries du monde entier dans des genres différents. Quand on dit que “Netflix fait moins de séries de qualité”, on parle surtout de séries américaines. Parce que par exemple, quand on regarde le Top 15 des séries Netflix Originals les mieux notées sur IMDb en 2021, seulement 4 viennent des US.
Pour trouver des séries de “qualité” donc, il vaut mieux aller voir du côté de ce que fait Netflix à l’étranger. Dans son internationalisation et sa volonté de s’implanter dans les autres parties du monde, Netflix a changé son focus des US vers l’étranger pour justement garantir un essor de ses abonnements à l’étranger. Cependant on voit aussi les limites de cette initiative puisque les abonnements sont en baisse à peu près partout dans le monde. En cause ? Sans doute le fait que les séries internationales voyagent mal, finalement. La “qualité” peut venir de partout dans le monde, mais encore faut-il avoir envie de donner sa chance à une série dont on ne connait rien. Et c’est un problème pour Netflix que la majorité de ses séries les mieux notées soient aussi celles qu’on connait le moins ou qui n’aient pas l’impact d’un “Squid Game” (ou d’un dixième de “Squid Game” même).
Julia Alexander, de Parrot Analytics, a aussi partagé cette infographie de la “demande en ligne” des shows des différents streamers. Il me semble qu’il s’agit de la demande US mais je n’en suis pas sûr.
(Aparté : J’ai un gros problème avec la méthodologie de Parrot Analytics qui analyse donc la demande en ligne en regardant sur les réseaux sociaux, Tumblr, le trafic web, Wikipedia, les sites de fanfics etc et mélange tout pour déterminer la demande des gens pour des séries. Mon principal grief est que cette méthodologie favorise les séries diffusées chaque semaine, puisque ce mode de sortie est justement pour susciter l’attente. Sans parler qu’elle met aussi de côté toute la demande qui n’est pas exprimée ou qui est mal exprimée sur les réseaux sociaux. Un fameux exemple est la sortie de la S7 de “Orange is the new black”, taxée de grand succès en France. Sauf que justement, cette “demande” était juste des plaintes sur les réseaux sociaux que la sortie de la saison avait bugué en France et que celle-ci fut opérationnelle le lendemain.) Que voit-on sur ce graphique ? Que tous les streamers ont des séries demandées, moins demandées et beaucoup moins demandées. Qu’en proportion, Netflix semble en avoir plus dans la moyenne que les autres streamers mais qu’en quantité pure, il en a aussi plus dans les plus hauts secteurs de la demande que les autres streamers. C’est tout l’avantage et le désavantage de produire et sortir beaucoup de séries.
Ce qui m’amène à mon second point : “One man’s trash is another man’s treasure” et je pense que cela s’applique aussi à la SVOD. Toutes les séries sorties par Netflix n’ont pas vocation à être des séries hyper-exigeantes à la HBO parce que Netflix a bien compris l’importance des différentes catégories de personne qui composent ses abonnés, et qui peuvent avoir seulement envie de séries pas forcément faites avec un gros budget mais qui peuvent être appréciées à un instant T par une frange du public. Ce ne seront pas des séries chouchous des critiques, elles ne seront pas non plus très recherchées mais elles seront regardées. Si on prend par exemple les séries les plus regardées à la TV aux US en 2022, on trouve “FBI”, “Young Sheldon”, “NCIS”, “Ghosts”, “FBI: International”, “NCIS: Hawai” et “FBI: Most Wanted”. Pas forcément des séries applaudies par la critique, le public ou même “demandés” sur les réseaux sociaux.
Ceci dit, c’est peut-être en train de changer chez Netflix sur cette question. Une annonce passée relativement inaperçue ces derniers jours est le départ chez Netflix de Chris Regina, un des directeurs du développement des séries Originals, notamment de science-fiction, genre et thriller. Avant Netflix, il avait supervisé la licence “Sharknado” chez Syfy. Bref, il était justement chargé de ces séries cheapos qui ont d’une certaine façon contribué à parasiter l’image de marque des séries Netflix. Son départ intervient à un moment vraiment opportun, quelques jours avant l’annonce de ces résultats Q1 2022.
Ce qui est certain, c’est que dans sa quête d’internationalisation et d’expansion mondiale, Netflix a laissé de côté un genre qui est peut-être le plus important : le prestige drama pour adultes américains. C’est celui qui est le plus regardé et recherché par les réseaux sociaux, c’est celui qui est le plus recherché par les médias lors des cérémonies de récompenses et c’est aussi celui qui s’exporte sans doute le mieux à travers le monde, justement parce qu’il peut compter sur des relais média US importants. Mais c’est peut-être aussi ce genre de shows qui ne faisaient pas les chiffres escomptés sur Netflix ou qui étaient les moins rentables. Bref, une équation en plus à résoudre chez Netflix.
Parmi les bonnes nouvelles (quand même, il y en a), le revenu total est en hausse et devrait le rester au trimestre prochain, malgré la baisse substantielle d’abonnés, pour franchir les 8 milliards de dollars de revenus sur le trimestre. Le bénéfice net est de 1,3 milliards de dollars sur ce trimestre donc tout n’est pas noir dans ce tableau. Mais on a clairement tourné une page dans l’histoire de Netflix et une nouvelle s’ouvre, toute aussi intéressante à suivre. J’ai bien choisi mon moment pour lancer cette newsletter, tiens.
Pour aller plus loin, quelques articles en anglais à lire autour de cette débâcle, notamment dans ce qu’elle fait apparaitre des fractures au sein de Netflix et de son mode de fonctionnement :
Netflix, Facing Reality Check, Vows to Curb Its Profligate Ways de Joe Flint, dans le Wall Street Journal. Les conséquences de l’annonce des résultats et les premières conséquences : on se serre la ceinture.
Netflix Animation Erased: Executives Fired, Shows Canceled and Accusations of ‘Staged Data’ de Drew Taylor, dans The Wrap. Celui-là est intéressant parce que certains créateurs accusent Netflix de falsifier leurs datas pour justifier des annulations ou même de fournir des datas qui ne font pas sens. A ma connaissance, Netflix ne communiquent auprès des talents que les données de starters et completers au bout de 14 et 28 jours, des datas assez “simples” à comprendre mais peut-être y en a-t-il d’autres. *relance Excel*
Ce fil de Matthew Ball dont je ne mets que le premier tweet qui explique que Netflix a compris dès 2020 la nécessité de modifier son fonctionnement interne pour reprendre la main sur la TV, un mouvement qui commence dès la nomination de Bela Bajaria à la tête des séries et celle de Ted Sarandos en tant que co-CEO.
Voilà pour cette analyse des résultats financiers Q1. Dans un mois, on s’intéressera aux résultats des autres streamers concurrents à Netflix. Bon week-end !