"Drôle" annulée, le destin pas drôle des séries françaises des streamers américains.
L'annulation de "Drôle" a fait des remous mais n'aurait dû surprendre personne si on s'en tient aux audiences.
Les audiences ont parlé. “Drôle”, la nouvelle série de Fanny Herrero, n’a pas été renouvelée pour une deuxième saison par Netflix. Les signes étaient là dès le lancement le 18 mars.
Si la série est restée dans le Top 10 Séries en France pendant 26 jours, elle n’a finalement figuré dans les Tops quotidiens sur Netflix qu’en Belgique (1 jour), au Luxembourg (1 jour), au Maroc (2 jours) et en Afrique du Sud (1 jour). Certes, sa courte durée jouait contre elle dans la méthodologie utilisée par Netflix pour son Top quotidien mais cela n’avait pas empêché “Christmas flow” (autre série française, en 3 épisodes) d’être présente elle dans les Tops de 27 pays à travers le monde.
“Drôle” est un exemple révélateur sur la façon dont Netflix opère en France, je trouve. D’un côté, on a Fanny Herrero, la principale showrunneuse française, créatrice de “Dix pour cent” qui déclare dans Telerama “Je savais que “Drôle” n’était pas conçue pour être un carton” et de l’autre Netflix qui l’annule après une saison parce qu’elle n’est justement pas un carton, mais après avoir fait quand même le pari de la commander et de subir aujourd’hui les foudres d’une (petite) foule en colère.
Dans ce genre d’annulations, on peut toujours se demander “Cette série-là aurait-elle pu être produite ailleurs ?”. Dans le cas de “Drôle”, sa créatrice elle-même dit que le potentiel n’est pas forcément énorme. On peut imaginer qu’elle aurait pu être sur OCS ou France TV Slash mais avec le même budget ? La même mise en avant en France ? Et pour plus de spectateurs ? On ne le saura jamais.
Le retour de l’algorithme maléfique
Voici un passage de l’interview de Fanny Herrero à Télérama qui nécessite qu’on s’arrête un peu dessus.
Le mot magique est lâché : “algorithme”. “Que personne ne connait vraiment”. Le retour de la boite noire qui prend des décisions, coupable idéal pour les créateurs dont les séries sont annulées en plein vol. Alors que cet algorithme est finalement très simple : Si les visionnages ne sont pas à la hauteur du budget mis sur la table, une série est annulée. C’est comme ça depuis le début des séries et Netflix n’a certainement rien inventé de ce côté-là. La nouveauté est peut-être que les chiffres de Netflix sont bien plus exacts et précis que sur d’autres canaux de distribution. Qu’ils prennent en compte aussi bien ceux qui commencent une série, que ceux qui la terminent. Les chiffres obtenus par Fanny Herrero pour “Drôle” (et qu’elle ne peut pas dévoiler) sont les suivants : le nombre de comptes qui ont commencé la série, le nombre de comptes qui l’ont terminé et peut-être le nombre d’heures vues. Et ces trois chiffres là à intervalles réguliers au cours des 28 premiers jours.
Cette période de 28 jours est d’ailleurs un peu reprochée par Herrero envers Netflix, un temps pas assez long pour la série de s’installer. C’est une façon de voir les choses, mais de tout ce que l’on sait des chiffres fournis par Netflix, aucune série n’a réellement décollé au-delà de son 10ème jour (on s’intéressera justement à la courbe des visionnages dans un prochain article). Elle peut passer au travers sur son premier week-end, sa première semaine mais une série qui décolle réellement au-delà, c’est du quasiment jamais-vu, le seul exemple dont nous ayons les chiffres étant “Squid Game”. Un peu comme au cinéma, il y a une sorte d’inéluctabilité de la courbe des visionnages au-delà des 10 premiers jours depuis sa sortie.
La semaine de sa sortie, le plancher pour figurer dans le Top 10 mondial des séries étrangères de Netflix était 9,1 millions d’heures vues, ce qui correspond à 1,9M d’Equivalents de Visionnages Complets pour “Drôle”. En effet, cela parait un peu trop pour y figurer en seulement 3 jours. Mais la semaine suivante, celle où “Drôle” était le mieux représenté dans les quelques Tops à travers le monde, le plancher était à 8 millions d’heures vues, soit 1,7M d’EVC. Et la série n’a pas réussi à intégrer ce Top. La seconde semaine est généralement celle qui amène le plus d’heures vues pour une série ou un film sur Netflix. Donc que son maximum n’ait pas été au-delà des 1,7M d’EVC est déjà révélateur sur le peu d’entrain provoqué par la série auprès du public.
Une idée reçue à enterrer définitivement.
“Drôle” permet surtout d’enterrer une idée reçue souvent attribuée à Netflix : si une série est annulée, c’est parce que Netflix n’en fait pas la promotion. Dans le cas de “Drôle”, on voit que Netflix y croyait. La série a fait la tournée des médias, elle a reçu un excellent accueil des critiques, a fait l’objet d’un partenariat avec France Inter, elle a même eu droit à un article dans le New York Times dans lequel Fanny Herrero dit que c’est grâce à Netflix que cette série existe. C’est sans doute la série française depuis un petit moment qui a été le plus (et le mieux) marketée par Netflix ici et aux US. Mais la puissance marketing de Netflix ne peut pas tout non plus. Le service marketing peut acheter des encarts partout dans la presse, son algorithme peut te mettre la série en homepage, si le public ne veut pas cliquer dessus, la lancer et rester devant, toute cette promo est peine perdue.
Ce cas est d’autant plus intéressant que sur la même période, on a une série française qui est en train de faire son petit bonhomme de chemin. “Les 7 vies de Léa” est un peu plus longue que “Drôle”, mais elle a fait 2,2M d’EVC sur son premier week-end et en est à 4,6M d’EVC en 10 jours, avec une mise en avant promo bien moindre (sa date de sortie a même été repoussée d’une semaine un mois avant sa sortie prévue, le premier tweet de Netflix France qui en parle est arrivé dix jours après sa sortie.). Mais elle voyage plus à travers le monde et est en plus mieux accueillie que “Drôle” sur IMDb notamment (7,5/10 contre 7,4/10 de moyenne). Donc voilà une série française tout aussi qualitative, sinon plus, qui a sans doute couté moins cher que “Drôle”, qui n’a pas nécessité autant de promo et qui en plus a été regardée et voyage bien. C’est ce genre de séries que recherche Netflix.
Une faute de Netflix, malgré tout.
Netflix passe à nouveau pour le bad guy mais pour les mauvaises raisons. D’un point de vue économique et d’audience, n’importe quel diffuseur aurait annulé cette série avec les chiffres qu’on peut imaginer qu’elle a fait. Et Netflix n’est pas un mécène non plus. Mais je considère qu’ils ont quand même fait une faute. La relation avec les talents est importante et Fanny Herrero est une créatrice qui compte, au moins en France et peut-être ailleurs avec le succès international de “Dix pour cent”. Le fait que la presse en France ait apprécié la série est aussi important, surtout au moment où le haut-commandement de Netflix US dit qu’il doit faire plus de séries de “qualité”. Donc peut-être qu’une renouvannulation pour une 2ème et dernière saison aurait été préférable. Un petit cadeau envers Herrero, sorte de geste envers elle et son statut en lui expliquant bien que les chiffres ne sont pas bons mais qu’on lui laisse une chance, malgré tout. Il y a dans la logique de Netflix une logique comptable imparable certes mais il devrait y avoir aussi une petite marge pour se permettre de conserver au moins une saison supplémentaire, finale, un programme apprécié, malgré les audiences. Et c’est ce qu’aurait aimé Fanny Herrero quand on lit son interview dans Télérama..
Peut-être que cela aurait été le cas si Netflix ne traversait pas en ce moment sa pire période, où tous les services se serrent la ceinture et où sa lettre d’intention mentionne désormais clairement que ses équipes doivent utiliser l’argent de leurs abonnés “avec sagesse”. Dépenser pour renouveler une série peu regardée mais appréciée par le peu de gens qui regardent ou dépenser la même somme pour lancer une série qui peut plus cartonner plus largement sans recevoir le même succès critique ? Le cas de “Drôle” a au moins pour mérite de donner une réponse à tous les créateurs français, réponse qui me paraissait pourtant claire depuis des années, depuis au moins l’annulation de “The OA”.
Ce qui me permet de linker vers cet article de Numerama qui confond plusieurs choses dans son chapo selon moi.
Je continue de penser que Netflix est une “oasis créative”, justement parce qu’elle permet à des créateurs de lancer des séries dans des genres bien différents ou en tous cas avec des perspectives d’audiences pas forcément évidentes. Et je ne pense pas que Netflix France soit intervenu dans le processus créatif de “Drôle” ou des autres séries Netflix France. Donc pour cette première saison fatidique, Netflix est une oasis créative dans laquelle les talents peuvent faire leur série comme ils l’entendent. Mais cela ne les protège pas du couperet des 28 premiers jours. Et le statut de son auteur ne protège pas non plus visiblement. Mais est-ce qu’être une oasis créative doit forcément vouloir dire renouveler pendant 3-4 saisons des séries que pas grand monde ne regarde ? Je ne pense pas mais vous avez le droit de ne pas être d’accord.
Les séries françaises des streamers, un destin pas très drôle.
Dézoomons un petit peu maintenant en nous intéressant au cas des séries françaises chez les streamers. Et par streamers, j’entends Netflix, Amazon Prime Video et Disney+. Pour l’instant, en ce mois de mai 2022, j’ai décompté 24 séries Originals françaises de fiction réparties comme ça :
18 séries françaises chez Netflix
3 séries françaises chez Amazon Prime Vidéo
3 séries françaises chez Disney+
Voilà un aperçu global de leur moyenne générale sur IMDb (réception du public mondial), du nombre de votes (la série a-t-elle voyagée ?) et leur statut (est-elle renouvelée, annulée, terminée - dont la fin a pu être prévue par les créateurs ?).
Les deux séries français les plus renouvelées pour l’instant l’ont été chez Netflix avec “Family Business” et “Plan coeur”, deux séries terminées après trois saisons. La série française la mieux notée, “Mixte”, nous vient d’Amazon Prime Vidéo mais cela ne l’a pas empêché non plus d’être annulée. (La série la moins bonne nous vient aussi d’Amazon Prime Vidéo et elle a aussi été annulée en passant).
On peut d’ailleurs tracer des parallèles entre “Mixte” et “Drôle”. Les deux ont été très bien reçues par la critique française et les deux ont été annulées après une seule saison. Elles diffèrent sur plusieurs points cependant : “Mixte” avait utilisé un mode de sortie hebdomadaire sur trois semaines si ma mémoire ne me trompe pas tandis que “Drôle” est sorti en binge. Aucune différence pour la survie des deux séries.
"Mixte” n’a pas été dispo sur Amazon Prime Vidéo dans le monde entier au lancement, une “spécificité” de Prime Vidéo qui a encore du mal à coordonner ses sorties étrangères au niveau mondial et qui se coupe donc d’un potentiel hit étranger partout dans le monde et ne permet pas de “rentabiliser” une série à l’échelle mondiale.
Pour l’instant, si on totalise tout ça :
Netflix a terminé/renouvelé 50% de ses séries françaises et en a annulé 27% officiellement (4 sont dans les limbes).
Amazon Prime Vidéo a terminé/renouvelé 0% de ses séries françaises et en a annulé 66% officiellement (1 est dans les limbes).
Disney Plus a terminé 33% de ses séries françaises et en a annulé 0 officiellement (2 sont dans les limbes).
Amazon Prime et Disney+ n’ont donc pas encore renouvelée une seule de leurs séries françaises. Celle dont l’état est le plus inquiétant est “Totems”, lancée en grandes pompes par Amazon Prime Vidéo en début d’année, beau succès critique là aussi, mais pas de disponibilité mondiale non plus. Et avec seulement 204 votes sur IMDb (sic), on connait la suite de l’histoire : un renouvellement serait étonnant, sauf justement une prise de risque de la part d’Amazon.
Deux séries sur les neuf séries encore “actives” sont renouvelées pour le moment : “Lupin” bien évidemment qui, contrairement à ce qu’on pourrait penser, a une bonne moyenne sur IMDb et un nombre de votes qui écrase littéralement toutes les autres. L’autre est “Braqueurs”, la série de Julien Leclercq adaptée du film, qui a été elle aussi renouvelée. On dispose de quelques chiffres pour elle aussi : 11,9M d’EVC au bout de trois semaines, ce qui en fait sans doute la série française originale d’un streamer la plus populaire dans le monde après “Lupin” (dont la première partie a fait 80,9M d’EVC en 28 jours et la seconde partie 57,8M d’EVC en 28 jours).
Du côté des films
Je sais que vous aimez un bon fun fact donc le voici : connaissez-vous le point commun des deux meilleurs films français sortis par Netflix et Amazon sur les 27 films français qu’ils ont sorti ?
Ils mettent en scène Mélanie Laurent, star de “Oxygène” mais aussi star et réalisatrice de “Le bal des folles”. Si j’étais un streamer US, c’est elle que j’essaierai de faire signer. Autre petit fun fact : le second film français avec le plus de votes sur IMDb est le premier film Netflix français à sortir, à savoir “Je ne suis pas un homme facile” d’Eleanor Pourriat. C’est aussi le 4ème film français d’un streamer le mieux noté sur IMDb. Plus largement, on voit sur ce tableau que les films français d’Amazon ont extrêmement de mal à s’exporter, sans doute parce qu’ils ne sont bien souvent pas du tout exploités hors de la France ou des pays francophones et donc ils ne s’exportent tout simplement pas. Je m’interroge sur la façon dont en interne Amazon Prime Europe analyse la performance de ces films quand leur sortie est aussi aléatoire géographiquement.
Et par rapport au reste du monde ?
La semaine dernière, j’ai publié un état des lieux de la “qualité” des programmes Netflix Originals à travers leur moyenne IMDb et en me concentrant sur les programmes français de Netflix uniquement, voilà ce qu’on observe si on compare avec la moyenne mondiale.
Les films et séries Netflix Originals venant de France sont donc en moyenne moins bien accueillis par le public de Netflix que les autres programmes Netflix Originals venant du reste du monde. “Drôle” a au moins permis de combler ce retard là.
Bonne semaine !